On sait que les artistes surréalistes aiment rire et divertir, créer des jeux de mots et inventer de nouvelles manières de faire de l’art en feignant parfois la légèreté. Nos deux auteurs, Christian Dotremont et Noël Arnaud, n’en sont donc pas à leur coup d’essai dans le domaine de l’expérimentation ludique lorsqu’ils produisent Le surréalisme en 947. À première vue, ce "Patalogue Officiel de l’Exposition Internationale du Surréalisme" a tout d’une simple parodie amusante réalisée par deux artistes fiers de publier leur dernière drôlerie.
Détrompez-vous ! La réalité derrière ce document est bien moins réjouissante que ce qu’il laisse paraitre. L’histoire du surréalisme est loin d’être un long fleuve tranquille et les tensions entre les différents artistes, leurs différentes manières de penser et de créer aboutissent à des crises au sein même du mouvement. Le surréalisme en 947 devient alors un des symboles de la scission entre d'un côté André Breton, Marcel Duchamp et leurs partisans et de l'autre, ceux qui se réclament par contradiction du "Surréalisme-Révolutionnaire".
Un peu d'histoire...
Revenons quelques temps en arrière et essayons de saisir le point de départ de ces tensions.
Pendant l’occupation allemande de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux surréalistes (dont le chef de file André Breton) s’exilent en Amérique du Nord. Afin de ne pas laisser le mouvement s’éteindre dans une Europe cernée par la guerre, plusieurs artistes décident de créer en 1941 un groupe ainsi qu’une publication du même nom : La main à la plume. Noël Arnaud et Christian Dotremont font partie des initiateurs et rédacteurs du premier numéro. Une nouvelle génération de surréalistes voit alors le jour en France et en Belgique face à ceux qui ont fui la guerre. Parfois au péril de leur vie, ces derniers continuent de faire vivre le mouvement en prônant le communisme face au régime fasciste.
Vous pourrez admirez dans les vitrines de l’exposition du centenaire Jean Laude des papillons surréalistes édités pendant la guerre : le centre d’action de Paris est à l’adresse de Noël Arnaud. Ce dernier signe également le Manifeste des Surréalistes-Révolutionnaires en France dans lequel on peut lire : "le parti communiste, et le parti communiste seul […] porte en lui les espoirs d’une transformation effective du monde, telle que le surréalisme l’a toujours voulue" (document également présenté lors de l’exposition).
On comprend alors aisément que lorsque Breton ne fait appel à aucun de ces artistes pour son exposition de 1947, censée annoncer son retour (ainsi que celui du surréalisme) en Europe et en France, les artistes restés en France et en Belgique soient furieux. Cette exposition, inaugurée le 7 juillet 1947 à la galerie Maeght de Paris, est en effet très sélective. Breton préfère miser sur ses connaissances du monde entier en oubliant ceux qui pourtant ont permis au mouvement de subsister pendant la guerre. L’objectif est clair : réaliser un coup d’éclat pour déstabiliser le public et les critiques sans se soucier de représenter le mouvement dans sa totalité.
Les critiques vont alors bon train et Dotremont, Arnaud mais aussi Jean Laude y sont souvent associés. Voici comment le tract La cause est entendue (paru le 1er juillet 1947) décrit l’exposition : "une exposition internationale ouvre en juillet 1947 à Paris ses portes à l’odieuse notion de culte qui trouve paradoxalement dans le "surréalisme" une chance nouvelle de survivre". Les liens se resserrent entre les "oubliés" de cette fameuse exposition qui se soudent alors autour du "surréalisme révolutionnaire". Pour l’historienne Béatrice Joyeux-Prunel, "le surréalisme révolutionnaire fut une occasion de rencontre pour des groupes qui refusaient d’être marginalisés de la scène européenne des avant-gardes"2. Dotremont et Arnaud vont initier de nombreuses publications afin de théoriser le mouvement comme la revue Le surréalisme révolutionnaire publiée en mars et avril 1948 (document figurant à la bibliothèque pour l'exposition du centenaire de Jean Laude). La parodie du catalogue de l’exposition de Duchamp et Breton vient s’ajouter à ces nombreuses productions prenant Breton et ses sympathisants pour cibles.
Entrons dans le vif du sujet !
Assez de sérieux, voyons maintenant comment les deux artistes ont ridiculisé Breton et Duchamp dans leur "Patalogue" !
Le jeu de mot annonce d’ores et déjà la couleur : Le Surréalisme en 947 (et non plus en 19473 !) va décrire de façon "pataphysique" et donc parodique la première version de ce catalogue.
Rien que la couverture de l’ouvrage prête à rire ! André Breton, à moitié dénudé, danse affublé du célèbre sein de Duchamp que l’on retrouve sur la couverture du catalogue original. Ce photomontage est révélateur : Breton et Duchamp vont en prendre pour leur grade tout au long de ce patalogue. Bréatrice Joyeux-Prunel associe le Surréalisme-Révolutionnaire à "la mise en route d’un meurtre symbolique du père, Breton, qui présentait le surréalisme comme la seule innovation possible"4. Même si le meurtre est uniquement livresque et burlesque, Arnaud et Dotremont font tomber Breton du piédestal où l’avaient placé ses partisans.
Poursuivons avec la comparaison des justifications de tirages. La longue description détaillée de Breton et Duchamp est encore une fois tournée en dérision. Vous pourrez y lire : "numérotés au composteur de 1 à 3, puis de IV à VII, puis de 8 à 9, puis de X à XVIII, puis de 19 à XLIV", de quoi se perdre dans les numéros ! Sur la page suivante, les nombreux pays présents à l’exposition sont remplacés par une liste des tares de Breton, parmi lesquelles on retrouve "la confusion", "le verbiage", "l’anticommunisme"…
Les jeux avec les mots foisonnent dans le texte. Par le plus grand des hasards, André Breton devient André Normand, lapsus qui aurait de quoi raviver de vieilles rengaines entre les deux régions ! Henri Pastoureau se voit quant à lui doté du doux nom de Bergereau. Ne cherchez pas Albéric Friesler, Algesic Piesler, Almovic Triesler, Alambic Griesler, Grabaric Briesler, Vacharic Liesler, Bracabric Viesler ou encore Epatric Diesler sur Internet : vous ne les trouverez évidemment pas ! Ils sortent tout droit de la folle imagination de nos deux artistes qui s’amusent à explorer toutes les possibilités que leur offrent les lettres. Les phrases sont très longues et pour la plupart cryptiques. Même si elles sont grammaticalement correctes, elles ne sont pas écrites pour le sens mais plutôt pour le plaisir des mots et du jeu. D'ailleurs, on vous met au défi de comprendre le sens de cette dernière en une lecture :
"Et d’ailleurs, je ne craindrai pas de déclarer hautement – à la façon de la colombe des nuages quand elle atteint les sommets du Rocher Percé (Victor Hugo parle du panier percé du génie) – que la dialectique matérialiste, la dialectique, et c’est assez dire, dont on sait que j’ai proclamer non moins hautement, jadis, qu’elle était l’outils merveilleux, a donné tout récemment encore assez de preuves de son incapacité à résoudre les problèmes éthique qi se posent à l’homme pour que je puisse enfin lui opposer la solution d’ordre mythique-éthique à la découverte de laquelle nous nous sommes d’ores et déjà proposer de nous atteler".
Christian Dotremont et Noël Arnaud décident d’achever Breton de la même manière que ce dernier a "achevé" le surréalisme. En supprimant le terme "imprimer", ils indiquent explicitement que Breton est le responsable de la perte du surréalisme par son désengagement politique, sa fuite à New York, son matérialisme... Le texte du patalogue se conclut alors en faisant en quelque sorte l’apologie d’une nouvelle branche du surréalisme : le Surréalisme-Révolutionnaire.
Vous pensiez en avoir fini ? Il n’en est pas question, Arnaud et Dotremont nous tiennent en haleine jusqu’à la dernière page de cet ouvrage. "Prière de toucher" devient "Prière de toucher 50 francs". Serait-ce une pique visant à dénoncer certains surréalistes privilégiant le financier à l’artistique ? En effet, Béatrice Joyeux-Noël explique que les Surréalistes-Révolutionnaires tentent de "contredire l’association entre surréalisme et marché, rejetant le désengagement politique du surréalisme à la Duchamp"5.
Dans une lettre adressée à André Breton, Jacques Kober accuse les surréalistes de ne plus se soucier que de leur image : "Le surréalisme signifie trop souvent pour le public une certaine manière de présenter les vitrines (par exemple Hermès) ou de la publicité […] tout le halo de scandale qu’un Salvador Dali par exemple met au service de couturiers ou de mode féminine"6.
Pour conclure...
L’exposition du centenaire de Jean Laude permet de mettre en lumière certains ouvrages surréalistes des plus étonnants. En effet, le poète était très proche de ce milieu et avait acquis sur le sujet un grand nombre d’ouvrages et de documents aujourd’hui rares et précieux. Manifestes, tracts, cartons d’invitation à des vernissages viennent enrichir les rayons de la bibliothèque pour le plus grand plaisir des passionnés. Nous vous invitons donc à venir à la bibliothèque du MAMC+ afin d'admirer les différents documents évoqués dans cet article !
CENTENAIRE JEAN LAUDE
Jean Laude, poète et historien du XXe siècle, est principalement reconnu pour son enseignement dans le domaine de l’art. Passionné notamment par les arts africains et le surréalisme, il développe sa collection d’ouvrages avec bon nombre de livres théoriques, de grands illustrés, de revues rares et précieuses… À sa mort en 1983, sa fille Corinne Pidancet décide de faire don de la bibliothèque de son père au musée dont la ville avait accueilli de nombreux colloques d’histoires de l’art.
La bibliothèque du MAMC+ s’est alors engagée à conserver l’unité de ce fonds et à donner le nom du généreux donateur à la bibliothèque.
Le Musée organise une exposition à la bibliothèque Jean Laude en cette année 2022, centenaire de la naissance de l’écrivain, afin d’honorer et mettre en valeur ce don.
Nous vous invitons à venir la découvrir à partir du mois de Mai 2022 (2 mai - 18 septembre 2022) à la bibliothèque du MAMC+, située au 1er étage du Musée.
En savoir plus sur la bibliothèque Jean Laude
Site Internet consacré à Jean Laude
À lire également sur le blog :
1Noël Arnaud, Christian Dotremont, Le surréalisme en 947, Pierre à feu, Maeght, Paris, 1947.
2Béatrice Joyeux-Prunel, Naissance de l'art contemporain : 1945-1970 - Une histoire mondiale, CNRS éditions, Paris, 2021, p. 58.
3 André Breton, Benjamin Péret, Victor Brauner, Henry Miller, Le surréalisme en 1947, Pierre à feu, Maeght, Paris, 1947 [L'édition de tête est également présente dans les collections du musée].
4 Béatrice Joyeux-Prunel, Naissance de l'art contemporain : 1945-1970 - Une histoire mondiale, CNRS éditions, Paris, 2021, p. 58.
5 Ibid. p. 53.
6 Lettre de Jacques Kober, signataire du manifeste du surréalisme révolutionnaire, à André Breton, 3 septembre 1947, p.2, archives André Breton. Lettre cité dans l'ouvrage de Béatrice Joyeux-Prunel, p. 54.
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