Mallarmé rêvait d’une œuvre "parfaite", capable de pallier le désenchantement de sa génération. En effet, à une époque où la croyance en Dieu a laissé place à l’omniprésence de la science, les artistes se retrouvent soumis aux dures lois du hasard et à l’absurdité de l’existence. Dans sa quête de signification, Mallarmé décide de produire un texte à même de rendre compte du non-sens du monde.

Une première version d’Un coup de dés jamais n’abolira le hasard parait alors en 1897 dans la revue Cosmopolis sans tenir compte des volontés de mise en page de son auteur.

Une seconde édition du texte (cette fois-ci conforme aux modifications opérées par Mallarmé) paraitra en 1914, des années après la mort du poète, aux éditions NRF. La beauté de ce texte réside dans sa volonté de produire un "art total" qui allie à la fois la forme et le contenu : Mallarmé dit par l’image des mots autant que par leur sens eux-mêmes.

"Le monde existe pour aboutir à un livre."
Mallarmé

Une scène de naufrage à portée métaphysique

Mallarmé nous entraine dans une sorte de naufrage métaphysique qui incite le lecteur à plonger à corps perdu dans le texte. Sans réserve, comme on jetterait franchement une poigné de dés sur une table de jeu, les vagues du texte de Mallarmé viennent engloutir les dernières réticences de son lecteur.  
À travers ce chaos de la tempête, on distingue d’abord un "Maître" qui parvient à émerger des flots et hésite "à n’ouvrir pas la main" afin de ne pas laisser tomber ce qu’elle contient. Le coup de dés se prépare, sombre et menaçant, il "s’agite et mêle au poing qui l’étreindrait un destin et les vents" pour donner "l’unique Nombre qui ne peut pas être un autre". 

Lorsque le "Maître" vint à disparaitre dans les flots, il ne reste plus rien que les eaux tumultueuses ainsi qu’une "plume solitaire éperdue" qui pourraient représenter le poète, perdu dans la tourmente. Cette plume qui tombe, à la fois actrice et spectatrice du spectacle, assiste à l’effondrement de tout ce qui faisait le corps du poème : les dés, la vague mais aussi les mots. 

Le poème se conclut alors de la même manière qu’il avait débuté, par "un coup de dés" qui semble enfermer le poète dans une sorte de boucle infernale dont il ne peut sortir. Le poème devient finalement la métaphore de ses interrogations sur le monde, le destin ou le hasard dont il ne peut se défaire. 

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Un texte avant tout graphique et sonore qui laisse place à une esthétique du silence

Le texte est avant tout un espace sonore. Le poète cherche une voix qui fasse entendre ce tumulte du monde. Lire le texte à haute voix permet de retrouver un rythme, une respiration et une cadence peu évidentes à première vue. Dans une conférence sur le sujet, Denis Hüe raconte un souvenir de Paul Valéry où Mallarmé lui faisait d’abord découvrir son texte par une lecture à haute voix. 
La typographie est alors extrêmement significative dans le poème. Le titre parcourt le corps du texte en lettres majuscules, comme pour rappeler que malgré la tempête, les dés sont toujours présents, prêts à être lancés. Les différents styles d’écriture (italique, majuscules…) sont nombreux. Ainsi, sur la page ci-dessous, on peut lire "RIEN N’AURA EU LIEU QUE LE LIEU". Il se dégage alors du poème une impression de polyphonie, de voix qui se superposent pour multiplier les interprétations du poème et lui donner plus de profondeur. 

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Le poème devient également image. Mallarmé partage dans son écrit une poétique du visuel qui précèdera le calligramme. Avant même d’en comprendre le sens, le texte se donne à lire par l’image. Lorsque le poète évoque "une inclinaison plane désespérément d’aile", la forme du texte vient mimer la courbure de l’aile d’un oiseau. 

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Les pages en face l’une de l’autre s’interpellent et se répondent pour n’en former qu’une seule, le choix du chemin de lecture est laissé libre au lecteur. On peut alors lire "le maitre surgi" ou "le maitre hors d’anciens calculs" selon si l’on décide de franchir la frontière de la page pour élargir son horizon d’attente.

Mallarmé parsème les lettres, le texte et le sens à travers les pages sans suivre une disposition textuelle classique mais c’est finalement le blanc qui prend tout son sens au même titre que les mots. 

"Les “blancs”, en effet, assument l’importance, frappent d’abord ; la versification en exigea, comme silence alentour, ordinairement, au point qu’un morceau, lyrique ou de peu de pieds, occupe, au milieu, le tiers environ du feuillet : je ne transgresse cette mesure, seulement la disperse."

Finalement, si "toute pensée émet un coup de dés", comme le poète conclut son texte, seul le silence, l’absence et le vide pourraient alors permettre de s’affranchir du hasard et de recouvrer une liberté arrachée par son inconstance.

Les réécritures

Cette esthétique particulière des mots et de la disposition de la page donne lieu à des réécritures et à des interprétations étonnantes de l’œuvre originale.  
La plus connue est sans doute celle de Marcel Broodthaers. D’abord poète, l’artiste se détache complètement de toute valeur textuelle pour uniquement produire à voir et non plus à lire. L’artiste est dans un jeu constant entre le texte et l’image, sans doute pour dénoncer la valeur plus marchande de l’art et de l’objet. 
En 1969, il produit sa propre interprétation du Coup de dés de Mallarmé, comme pour officialiser sa rupture avec les gens de lettres. Poussant la spacialité et l’image du poème à son extrême, tous les mots sont remplacés par des bandes noires. Il opère ainsi un "passage du lire au voir"1 dans lequel "le vers n’est plus unité de sens mais de forme"2. Il prouve ainsi que le texte garde une signification malgré l’absence de mots et intitule son ouvrage "Image" afin d’illustrer un peu plus encore sa démarche. 

"Aujourd’hui, je fais cette Image. Je dis Adieu. Longue période vécue. Adieu tous, hommes de lettres décédés. Artistes morts. Nouveau ! Nouveau ? Peut-être. Exception. Une constellation."
Marcel Broodthaers

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Jérémie Bennequin propose également sa vision du poème mallarméen en 2014. L’artiste s’inspire souvent d’œuvres déjà existantes pour y apposer sa marque et produire quelque chose de nouveau. Pendant 10 ans, il a par exemple effacé une à une les pages d’"À la recherche du temps perdu". En intitulant ses œuvres "Omage", il remercie à la fois l’artiste de lui servir de support de création mais vient réaliser un "gommage" de l’œuvre originale. 
Il fait un jour une étonnante découverte avec le texte de Mallarmé en prenant le livre à l’envers : le texte peut être lu dans les deux sens ! Le poète invite alors au jeu avec l’objet livre puisqu’il faut retourner ce dernier afin de pouvoir procéder à la lecture. 

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CENTENAIRE JEAN LAUDE

Jean Laude, poète et historien du XXe siècle, est principalement reconnu pour son enseignement dans le domaine de l’art. Passionné notamment par les arts africains et le surréalisme, il développe sa collection d’ouvrages avec bon nombre de livres théoriques, de grands illustrés, de revues rares et précieuses… À sa mort en 1983, sa fille Corinne Pidancet décide de faire don de la bibliothèque de son père au musée dont la ville avait accueilli de nombreux colloques d’histoires de l’art.

La bibliothèque du MAMC+ s’est alors engagée à conserver l’unité de ce fonds et à donner le nom du généreux donateur à la bibliothèque.
Le Musée organise une exposition à la bibliothèque Jean Laude en cette année 2022, centenaire de la naissance de l’écrivain, afin d’honorer et mettre en valeur ce don.
Nous vous invitons à venir la découvrir à partir du mois de Mai 2022 (2 mai - 18 septembre 2022) à la bibliothèque du MAMC+, située au 1er étage du Musée.

En savoir plus sur la bibliothèque Jean Laude

Site Internet consacré à Jean Laude

À lire également sur le blog : 

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1 Anne Moeglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste, 1960-1980 : Une introduction à l'art contemporain, Le mot et le reste, Marseille, 2012
2 Quentin Meillassoux, Le Nombre de Mallarmé, Transversalités, vol. 134, no. 3, 2015, pp. 115-139